L’eau tombe doucement sur moi et mon corps se détend au contact de la chaleur ambiante. Encore une journée harassante, me dis-je alors que je contemple le parcours de l’eau sur ma peau. Elle coule, dévie, se redresse puis fourche ; alors je choisi l’une des deux rivières naissantes sur mon corps et suis son périple avant qu’elle aussi ne bifurque. Mais que serait-il arrivé si j’avais suivi l’autre cours d’eau ? Et si celui-là n’avait pas fourché, et s’il avait filé droit, où m’aurait-il mené ? C’est la question que je me pose tous les jours : qu’aurait été ma vie si j’avais fait d’autres choix ?
Qu’aurait été ma vie si j’avais fait les bons choix ?
Les yeux fermés je laisse l’eau emporter la saleté du monde tandis que mon esprit, lui s’envole. Et si …
J’ai huit ans, le ciel est gris et les enfants rient. Les gouttes tombent sur les vitres avec une brutalité étonnante. Le vent souffle si fort que les arbres plient presque entièrement sous sa force. Apparemment il y a quelque chose de drôle dans la classe, mais je ne sais pas, je regarde la pluie sur la fenêtre. Les gouttes d’eau font la course. Le ciel est presque noir, les éléments se déchainent, je me sens bien. Je m’épanouie dans ce chaos. Il y a cette odeur, celle de la pluie, celle de la terre, le monde est doux. Cette violence m’apaise. Soudain, quelqu’un presse son doigt sur mon bras. Je tourne lentement la tête, c’est ma voisine, elle me montre la maîtresse. Je le comprends tout de suite, elle va me disputer. Elle me demande si je m’ennuie, si je préfèrerais être dehors, seule, sous la pluie, dans le vent. Elle me demande si elle m’ennuie, si je pense pouvoir me passer de ses cours, si je pense déjà tout savoir. Elle me demande si je me crois plus intelligente que mes camarades, me dis que je devrais prendre exemple sur eux, que je devrais écouter quand on me parle. Elle me demande de répondre. Elle est en colère. Je regarde à nouveau les goutes sur la fenêtre. Si dans cinq secondes celle de droite a dépassé celle de gauche, je réponds honnêtement à ses questions, sinon je mens.
Un.
J’aime l’odeur de la pluie.
Deux.
La maîtresse me demande si j’ai perdu ma langue.
Trois.
Les enfants commencent à se moquer de moi.
Quatre.
La maîtresse me presse de répondre.
Cinq.
Elles sont à égalité.
Six.
Je ferme les yeux
Sept.
Je prends une grande inspiration.
Huit.
« Souviens-toi que les adultes ne supportent pas la vérité » me rappelle une petite voix.
Neuf.
J’ouvre les yeux.
Dix.
« Excusez-moi madame, j’aurais dû être plus concentrée. »
La maîtresse semble surprise. D’habitude je suis plus insolente. Peut-être que je ne suis pas un cas désespéré finalement. Elle accepte mes excuses. Le vent se calme. Le cours reprend. Je suis attentive.
J’aime l’odeur de la pluie.
J’ai douze ans, le ciel est gris et le monde est calme. Je regarde la pluie tomber, j’entends des bruits de pas. Maman va me gronder, je devrais travailler. Elle entre dans ma chambre, je sens son regard sur moi, elle ne semble pas en colère, pourtant la pluie a une odeur étrange. Je me retourne pour lui faire face, elle me dit que l’on doit parler. Quand les adultes disent ce genre de choses, le pire est à craindre. Mon estomac se noue, l’odeur de la pluie devient âcre. Maman tient une lettre. C’est mon bulletin. Elle me dit que mes notes sont correctes, elle me dit que ce n’est pas grave de ne pas être « douée en tout ». Mais, il y a un mais. Je le sais. Elle le sait.
Dehors le monde semble paisible, silencieux, apaisant. Dedans le ciel est lourd, chargé d’électricité. La tempête s’annonce, elle sera dévastatrice. J’attends que maman brise ce silence pesant. Elle tortille ses doigts usés par le temps et les soucis et me dit que parfois on a besoin de parler. Elle me dit qu’il n’y a pas d’âge pour être triste, qu’il n’y a pas d’âge pour les soucis, qu’il n’y a pas d’âge pour la tristesse. Sa voix tremble, la pluie est maintenant dans ses yeux. Elle me dit qu’elle s’inquiète, que mes professeurs me trouvent absente, distraite, éteinte. Elle me dit que ce n’est pas grave, que ça arrive, que ça passera. Elle me dit que je peux lui parler, parler avec un autre adulte, parler avec « un professionnel ».
Le ciel est noir. L’orage approche. La tension monte. L’air est lourd. Mes mâchoires sont serrées. Je regarde Maman dans les yeux, la pluie qui s’y trouve est belle, douce et délicate. Je ferme les yeux une seconde, le temps de respirer, le temps de repousser l’orage, le temps d’une vie, le temps d’une infinité de possibilités. Je repense aux yeux de Maman. Je repense à la pluie. J’ouvre les yeux.
« D’accord pour le psychologue. Ça ne peut pas faire de mal. » dis-je. Elle semble surprise, d’habitude je suis bien plus difficile à convaincre. L’orage est passé, la pluie tombe toujours dehors, mais plus des yeux de Maman. Le monde a retrouvé son odeur douce et apaisante, l’odeur de la pluie.
J’aime l’odeur de la pluie.
J’ai seize ans, le ciel est gris et le monde est triste. La pluie tombe depuis une éternité. J’attends quelqu’un. Je vais lui dire que je l’aime. J’ai peur et la pluie ne me rassure pas. Je ne sens plus son odeur, je m’y suis habituée. Je suis seule et pétrifiée. Et si elle ne m’aime pas ? Pourquoi m’aimerait-elle d’ailleurs ?
Je la vois, elle est au bout du couloir, elle marche vers moi. Elle est magnifique. Elle me sourit et me demande ce qui se passe, elle semble intriguée.
Je commence par lui parler du temps pour esquiver le sujet. Elle joue le jeu, elle voit que je suis mal à l’aise. Elle est douce, comme la pluie. Je me lance. Je lui dis.
J’entends la pluie tomber. Le monde est vide. Il n’y a que le son des gouttes d’eau sur les fenêtres.
Elle me dit que je ne suis qu’une amie. Une très bonne amie. Qu’elle est désolée. En quelques secondes, mes yeux débordent d’une pluie au gout amer. Je me sens bête. Je me sens seule. Je me sens nulle. Je devrais partir en courant, mais je ferme les yeux. Je cherche l’odeur de la pluie. Je prends une grande inspiration. Le monde n’a pas d’odeur. Le monde est triste. J’ouvre les yeux.
Elle me regarde, me dit qu’elle est désolée. Je lui demande si j’ai un problème, elle me dit que non. Elle me dit que je suis merveilleuse. Elle me dit qu’elle est flattée. Elle ne sait pas pourquoi. Elle sait simplement qu’elle ne m’aime pas comme ça. Elle sait simplement qu’elle est désolée.
D’un revers de ma manche, j’essuie l’amertume de mon visage.
« Ce n’est pas grave, tu n’as pas à t’excuser, ce sont des choses qui arrivent. » lui dis-je, avant de m’accouder à la fenêtre pour contempler de nouveau la pluie. Elle semble surprise, d’habitude je suis moins sage. Elle me demande si nous sommes toujours amies, je lui dis que oui. Je lui dis que l’aimer moins ne devrait pas être difficile avec son caractère. Elle rit. Elle semble soulagée. Elle entre-ouvre la fenêtre avant de passer ses bras autour de moi pour admirer la pluie. L’air est froid, le monde est doux, l’odeur de la pluie est revenue.
J’aime l’odeur de la pluie.
J’ai dix-huit ans, le ciel est gris et le monde est fou. C’est l’hivers, le soleil a disparu depuis longtemps. Dehors la pluie tombe. Le jour n’est pas encore levé, mais moi si. J’ai rendez-vous avec un professeur avant le début des cours.
Nous parlons de mes études, de mon avenir. Il semble surpris qu’une « personne comme moi » ai un projet de vie. Je ne suis pas sûre de comprendre ce qu’il veut dire. Je ne suis pas sûre de vouloir le comprendre. Il me dit que mes notes sont trop basses. Il me dit que je ne suis pas assez concentrée. Il me dit que je ne suis pas assez intelligente. Il pense que je devrais chercher un métier qui me correspond plus. Un métier adapté à mes capacités.
La pluie tambourine sur les fenêtres de la salle.
Mon professeur continue de parler, mais j’ai cessé d’écouter. J’ai compris l’essentiel. Je n’ai pas d’avenir. L’orage gronde, il n’est pas loin. Le ciel est noir. Il fera nuit toute la journée. Mais la pluie est magnifique. Les gouttes éclatent avec une tragique brutalité et de cette explosion naît des centaines de rivières, dont le chemin est tortueux, alambiqué, imparfait. Pourtant, malgré leurs parcours emmêlés, incohérents et uniques, la plupart se rejoignent au bout du chemin.
Mon professeur m’interpelle, il est agacé. Il me dit que c’est exactement avec ce genre de comportement que je ruine mes chances d’avoir un avenir. Je crois qu’il a raison, mais la pluie semble me raconter une histoire différente. Alors je ferme les yeux. Je prends une grande inspiration. Je me rappelle les gouttes faisant la course, les yeux de maman, les bras de mon amie. Je me rappelle que le vent fini toujours par se calmer, que l’orage fini toujours par passer, que l’odeur de la pluie finie toujours par revenir. J’ouvre les yeux.
« Nous sommes deux personnes avec une intelligence moyenne, qui discutent autour d’une table. L’une a quelques problèmes de communication et de discernement ; mais ce n’est pas moi. » dis-je calmement. Il semble surpris, d’habitude j’ai moins de répartie. Il est fou de rage, comme le monde, mais ça n’a pas d’importance. L’orage passera. En attendant, je profite de l’odeur de la pluie.
J’aime l’odeur de la pluie.
J’ouvre les yeux. Les rivières de mon corps se rejoignent à mes pieds, chaque parcours est effacé, noyé dans un lac éphémère. Je me dis que peu importe mes choix passés, seuls ceux à venir comptent. Je me souviens qu’avec des « si », on mettrait Paris en bouteille …
À quand une nouvelle nouvelle ?
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Je vais essayer d’en poster une autre bientôt, mais je travaille sur un assez gros projet en parallèle donc je ne peux rien promettre
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