Tapis dans l’ombre

[ Petite histoire écrite dans le cadre du writober 2021 grâce à la merveilleuse liste de L’Ancrière.]

L’automne était déjà bien avancé et Sophie avait hâte que l’hiver pointe le bout de son nez. Elle adorait l’automne, mais était toujours impatiente de retrouver l’hiver lorsque la plupart des feuilles avaient troqué leur rôle de manteau chatoyant, majestueux et chaleureux, pour celui de tapis mouillé, glissant, mortel.
Bien au chaud dans son petit appartement, elle admirait cette ville frémissante qu’elle dominait.
Alors que sa journée était enfin terminée, celle d’autres commençait. Assise sur le rebord de la fenêtre, elle vît son voisin du dessous, Paul, descendre les quelques marches qui menaient de leur immeuble à la rue. Vêtu de son uniforme bleu foncé, caché sous son long têteau noir et chaud, sa casquette à la main, il s’en allait au musée pour une nouvelle nuit de garde. C’était un voisin sympathique, ils discutaient souvent dans le hall lorsque Sophie partait et qu’il rentrait, ou l’inverse. Il avait toujours des histoires à raconter : abracadabrantes, hilarantes, d’épouvante même. Sophie savait que la plupart étaient fausses, ou du moins exagérées, mais il avait un réel talent d’inventeur et de conteur.
À Noël dernier, elle lui a d’ailleurs offert un recueil des histoires qu’il lui avait raconté. Elle les avait tapées et fait relier, Paul avait été très touché, bien que surpris et lui avait dit avec un petit sourire en coin : « Vous savez que tout ce qui est là-dedans est vrai ? ». Sophie avait souri gentiment en répondant qu’elle n’en doutait pas une seconde. Depuis, Paul était plus gentil encore et lui déposait parfois de petites histoires dans sa boîte aux lettres lorsqu’ils ne se croisaient pas.
À présent, il avait disparu dans la nuit et la foule, et Sophie admirait les lumières de la ville : affichages publicitaires, réverbères, fenêtres éclairées, devantures étincelantes. À certains endroits, la ville semblait presque vivre en plein jour, de véritables petites bulles lumineuses, temporelles, au cœur de la nuit.

Sophie aimait la ville et ses bulles, elle avait toujours eu peur du noir et des ombres. Si le monde est rempli d’ombres, elle avait toutefois remarqué qu’en ville, le noir, le vrai, profond, n’existe pas. En revanche, ces ombres qui la terrifiaient existaient partout … Elle  avait toujours eu peur des ombres, ces silhouettes difformes évoluant silencieusement, pouvant se glisser n’importe où, grandir et rapetisser, grossir et s’amincir à volonté.

Après s’être perdue un long moment parmi les lumières de la ville, avoir pris une douche brûlante et mangé devant une série humoristique dont elle jalousait les murs mauves, il était temps d’aller dormir.
Sophie était adulte, elle savait qu’elle n’avait rien à craindre et que les ombres ne pouvaient pas bondir et lui faire du mal, qu’elles n’étaient pas vivantes. Rationnellement, il n’y avait aucune raison d’avoir peur, mais la peur est, par définition, irrationnelle.
Depuis quelques jours, il y avait cette ombre inquiétante dans sa chambre, semblant progresser un peu plus chaque nuit vers son lit ; et à cette ombre dérangeante, s’ajoutait la dernière histoire de Paul qui, bien évidemment, lui revenait en tête alors qu’elle s’apprêtait à aller dormir.
La lumière allumée, assise en tailleur dans son lit, bien au chaud sous sa couette, elle se rappela sa dernière rencontre avec Paul, qui ne semblait pas fortuite cette fois-ci.
La veille, Sophie avait croisé son voisin alors qu’elle rentrait, il semblait l’attendre dans le hall. Après avoir échangé les civilités d’usages, Paul lui avait raconté une nouvelle histoire, en précisant au préalable : « Je sais que vous avez peur des ombres, mais faîtes moi confiance, vous allez adorer ! ». Malgré son sourire gentil et ses yeux tendres de père protecteur, Sophie n’était pas rassurée. Elle lui avait toutefois rendu son sourire et s’était préparée à l’idée de mal dormir les prochains jours.

L’histoire de Paul débutait sur son lieu de travail, le musée, comme d’habitude, alors qu’il faisait sa ronde.
La nuit était calme, le musée profondément endormi, le silence et l’obscurité avaient remplacé le vacarme et l’agitation de la journée. Paul aimait son métier : déambuler dans les salles vides de monde et pleines de rêves. Il aimait ce calme, ce silence, cette sérénité qui régnait entre les murs une fois la nuit tombée. Il disait souvent que c’était la nuit qu’un musée vivait réellement.
Cette nuit-là, il avait cru voir bouger quelque chose du coin de l’œil. C’est à cet endroit que se cachent les objets de nos peurs d’après lui, leur donnant la capacité d’exister à nos côtés sans que nous ne puissions les voir.
Prudemment, il s’avança, l’air de rien. Tant que ce qui était caché le croyait ignorant et inoffensif, il ne craignait rien. Paul progressa donc dans l’obscurité avec pour seule lumière sa petite lampe de poche et, erreur de débutant, pointa celle-ci par mégarde en direction de la silhouette. La lumière se heurta a une ombre profonde et une fine fumée s’éleva dans l’air. L’ombre poussa un cri strident, mêlant colère et douleur, un cri glaçant, semblable à celui du vent une nuit de tempête. Ravageur et terrifiant, cela paralysa Paul sur place pendant quelques secondes. Puis vinrent les rugissements, comme une bête qui charge, et, avant que Paul n’ait eu le temps de comprendre ce qu’il se passait, son corps s’était mis à courir en direction du vestiaire. Allumant les lumières sur son passage, l’ombre ne pouvait pas le suivre. Enfin arrivé à la porte du vestiaire, il regarda derrière lui et, ne voyant plus rien, posa sa main sur la poignée de la porte juste avant de se rappeler …
Le musée était un très ancien bâtiment du début du siècle dernier, construit par un architecte obnubilé par la perfection du cercle. Au cours des décennies, le musée ne pouvant entretenir correctement tout l’édifice, avait condamné toute une partie du bâtiment, espérant pouvoir le restaurer un jour. Un an plus tôt, un riche amoureux de culture et d’architecture avait fait une donation au musée pour qu’il soit restauré en totalité et les travaux venaient juste de se terminer ; le musée avait donc retrouvé sa forme originelle, sa circularité.
La porte noire, n’ordinaire bleue, le brûla si fort qu’il hurla et recula de plusieurs mètres. Étourdi par le choc, il peina à retrouver ses esprits et sa main le lançait atrocement. Il se retrancha dans une des salles qu’il avait eu la bonne idée d’allumer sur son passage suivi de prêt par une onde glacée. Normalement, le plan B aurait été le restaurant, mais il était dans une des pièces envahi par l’ombre et Paul savait qu’il n’avait aucune chance de l’atteindre. Il ne pouvait pas traverser l’ombre sans risquer de finir en bâtonnet glacé, il ne pouvait pas non plus la contourner puisqu’elle avait envahi toutes les pièces éteintes, il fallait donc trouver un moyen de la traverser sans entrer en contact avec elle. Paul avança prudemment sa main vers l’ombre et avant même qu’il l’ait touché, il entendit un grésillement. Elle était en train de se charger en électricité pour le griller sur place tel un insecte, quelle saleté.
Paul réfléchi un instant et fini par courir dans les salles allumées pour récupérer des objets utiles.

-Attendez, l’interrompit Sophie, vous avez enfilé un scaphandre pour monter sur une luge en bois et pagayé jusqu’à l’autre bout pour traverser les pièces dans le noir ?

-Pour traverser une ombre gigantesque en me protégeant du champ électromagnétique qu’elle émettait pour éviter de finir carbonisé, rectifia le voisin, légèrement irrité.

Son ton fut si sec que Sophie s’en voulut de l’avoir coupé et l’invita à poursuivre son récit.
Effectivement, Paul avait compris qu’il ne pourrait jamais contourner l’ombre et que sa seule chance était de la traverser en s’isolant pour ne pas être électrocuté. Ill courra donc dans les salles à sa disposition pour trouver de quoi se protéger et fini par enfiler un scaphandre, monter sur une luge en bois (on n’était jamais trop prudent avec les antiquités) et avait pagayé à genoux jusque’à la porte du vestiaire.
Une fois face à son but, il se releva tant bien que mal sur sa luge, mais celle-ci céda sous son poids – qui n’était pas excessif d’après lui, cette information semblait luit tenir à cœur. Il crut faire un arrêt lorsque dans un vacarme assourdissant ses pieds métalliques touchèrent le sol, mais visiblement la combinaison était toujours étanche et isolante. Paul poussa un soupir de soulagement et la buée se condensa sur la vitre qui était devant ses yeux. Cette dernière, qui était déjà recouverte de froid à l’extérieur à cause de la froideur de l’ombre, l’empêchait maintenant de voir quoi que ce soit, toutefois il savait qu’il n’aurait pas de seconde chance. Il prit une grande inspiration, appuya sur la poignée avant de passer son bras dans le léger interstice et de taper violemment sur l’interrupteur. Une fois que la lumière fut, il se rua dans la pièce éclairée et tenta de courir vers son casier – ce qui fut un échec monumental. Une fois son but atteint, il prit de nouveau une grande inspiration avant de s’enfoncer dans l’ombre.
Une fois au cœur de celle-ci, il tâtonna pour trouver le bouton de la lampe qu’il était allé cherché et l’alluma avant de se plaquer au sol. La lumière détruisit l’ombre de l’intérieur, ce qui dût être extrêmement douloureux puisqu’elle poussa un hurlement glaçant avant de s’évaporer.
Paul s’arrêta pour regarder la réaction de sa voisine.

-Et ? Demanda-t-elle

-Et je ne me plaindrais plus jamais de mon uniforme, répondit Paul, il est bien plus confortable que ce scaphandre … Comment faisaient-ils à l’époque ?

Sophie sourit, il avait décidément beaucoup d’imagination.

-Vous semblez sceptique … lui dit-il enfin.

-Pour tout vous dire, j’ai quelques questions, répondit-elle avec un petit sourire amusé.

-Mais je en prie.

-Vous avez vaincu l’ombre grâce à une lampe, mais vous en aviez déjà une. Pourquoi ne pas vous en être servi, puisque visiblement elle avait un effet sur l’ombre ?

-Elle n’était pas assez puissante. Assez pour lui faire une petite brûlure, comme lorsqu’on se brule avec le bord d’un plat sortant du four, mais pas pour la vaincre. Vous avez déjà vu la différence entre la lumière d’une lampe de poche et celle d’une lampe de camping ?

-Je vous l’accorde, répondit Sophie décidément enthousiaste, mais pourquoi le restaurant comme plan B ? Le cuisinier y cache aussi des lampes magiques ?

-De camping, pas magique … tiqua Paul, et non. Mais on y trouve des chalumeaux de cuisine, conclua-t-il avec un petit sourire satisfait.

Sophie lui sourit en retour.

-Astucieux … Et pour la luge ? Vous n’allez pas avoir de problème ?

-Oh, probablement que non, c’était une luge classique qui n’était là que pour le décor, je trouverais bien une histoire à dormir debout pour expliquer son état.

-Tout cela me paraît un peu facile tout de même … dit Sophie sur un ton dubitatif et volontairement provocateur

-Facile ? S’étrangla Paul, FACILE ? Je vais vous mettre dans un scaphandre de plusieurs kilos en équilibre sur une petite luge d’enfant datant du siècle dernier à avancer avec des pagayes dans un noir aussi profond que celui des abîmes pour aller chercher un maudite lampe qu’on a eu la bonne idée de mettre dans son casier, dans une pièce inaccessible sous peine de finir grillé comme un poulet. On va voir si c’est « facile » comme vous dites.

-C’est sûr que présenté ainsi ça a tout de suite l’air beaucoup plus sérieux, admit la jeune femme

Paul semblait satisfait que son auditrice se soit rangée à son avis.

-En tout cas, c’est une très bonne histoire, très bien ficelée, lui dit-elle enfin.

-Merci, d’autant qu’elle est vraie ! S’exclama-t-il visiblement heureux. Permettez que je vous offre cette « lampe magique » comme vous dites, pour vous remercier de m’avoir écouté attentivement.

-Vous pourriez en avoir encore besoin répondit Sophie sur un ton d’une confidence mystérieuse.

-J’en ai tout un stock, lui confia son interlocuteur à voix basse, accompagnée d’un clin d’œil.

-Dans ce cas …

Sophie prit la lampe et le remercia chaleureusement.

Il était tard, trop tard pour repenser aux histoires abracadabrantes de son voisin. Sophie éteignit donc la lumière de sa chambre et s’allongea dans son lit. Fixant l’ombre qui avait encore progressé, elle se releva dans un mouvement dramatique et agacé pour allumer la lampe de camping posée sur sa table de chevet.
Elle s’endormit, étrangement sereine, et dans la fraîcheur et le silence de la nuit, l’ombre qui lui faisait peur recula.

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